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Étalée sur les collines aux courbes douces bordant la mer Noire, Zonguldak avait dû être une très belle ville avant la guerre. C’était un port et un centre houiller importants, réputé pour ses grottes et gouffres souterrains, sur lequel les Occidentaux s’étaient acharnés et qu’ils avaient réduit en cendres. D’énormes cratères béaient sur les flancs des collines décharnées. La neige, moins épaisse qu’en Bulgarie, dévoilait des bandes d’une terre noire où pas un arbuste, pas une herbe ne poussait. Le sol mettrait sans doute des centaines d’années à se remettre des pluies de bombes à uranium appauvri, des pollutions radioactives et chimiques. Les habitants avaient tenté de relever quelques habitations, mais ils avaient abandonné en cours de construction, soit parce qu’ils étaient morts, soit parce qu’ils n’avaient pas eu d’autre choix que de fuir une contrée désormais stérile. Le vent et la glace démantelaient les assemblages fantomatiques de bois, de brique, de toile, comme si les éléments avaient décidé d’éradiquer toute trace de présence humaine dans cette région ruinée par les hommes.
Le bleu limpide du ciel s’était dilué dans la mer, le soleil pâle, hautain, ne parvenait pas à réchauffer l’atmosphère. Ditmar avait dirigé son bateau au milieu de la flottille de barques ancrées dans une baie relativement abritée, puis l’avait amarré à une jetée de bois rudimentaire. Plus loin, sur une grève parsemée de plaques de neige et de glace, les pêcheurs réparaient leurs filets ou enduisaient d’une substance noire les embarcations retournées. Maigres, coiffés de bonnets, vêtus de plusieurs couches de haillons, ils tiraient pratiquement tous sur de petites pipes bourrées, à en juger l’odeur, de cannabis. Ils levaient sur Luc et Jemma des regards brûlants de curiosité, mais totalement dénués d’animosité. Si les touristes s’étaient bousculés à Zonguldak avant la guerre pour visiter les grottes et profiter des plages, les Turcs n’avaient pas dû voir beaucoup d’Européens de l’Ouest depuis une quarantaine d’années. Des Occidentaux, ils n’avaient aperçu que le ventre de leurs bombardiers et les terribles feux d’artifice tirés dans les rues de leurs villes. Leur pays avait réclamé avec force son adhésion à l’Union européenne et reçu, en réponse, des tonnes et des tonnes de bombes. Ils semblaient encore stupéfiés par le vacarme et la chaleur des explosions.
Après avoir salué quelques-uns des pêcheurs, Ditmar, Valentin et leurs deux passagers se dirigèrent vers les baraquements de toiles, de tôles et de planches entassés au pied des collines le long de la plage. Le cœur de Jemma battait la chamade depuis qu’elle avait aperçu les lignes noires et blanches des côtes turques. En elle bruissaient toutes les rumeurs qui couraient en Occident sur le fanatisme ousama, sur le sort réservé aux femmes adultères, aux femmes tout court, aux voleurs, aux infidèles, sur leur férocité, sur leur sauvagerie. Bouche en cul de poule, index dressé, des intellectuels proclamaient que l’islam était une religion rétrograde, stupide, que les Bédouins étaient tout juste bons à enculer leurs chameaux dans le désert, qu’ils étaient les ennemis de la démocratie et du pardon, qu’il fallait les détruire avant qu’ils ne détruisent les fondements de la vraie civilisation, et leurs mots s’étaient fichés profondément en Jemma, ils avaient irrigué son esprit tendre de petite fille, ils étaient entrés pour une part non négligeable dans le ciment de sa personnalité. Elle avait toujours vécu avec cette pensée que les musulmans étaient des êtres mauvais, diaboliques. Ils avaient supplanté les monstres des contes, ils avaient hanté ses cauchemars d’enfants, ils étaient devenus les symboles, l’axe du mal. Elle prenait conscience, en croisant les regards des pêcheurs acharnés à survivre, qu’elle s’était nourrie de peur et de haine, qu’elle avait souhaité la guerre de toute son énergie d’enfant, qu’elle avait aspiré, comme les mères, comme les épouses, comme les filles, au sacrifice de millions d’hommes sur le Front Est. Maintenant qu’elle foulait leur sol, maintenant qu’elle marchait parmi eux, elle n’avait plus aucune raison de les craindre. C’étaient des hommes dignes, qui s’accrochaient à la vie malgré des conditions impossibles, qui bravaient chaque jour les vents glacés de la mer Noire pour nourrir leurs familles. Leurs visages brûlés par le soleil et le gel exprimaient le courage et la bienveillance. Quelques-uns lui adressaient de larges sourires sans le moindre soupçon de grivoiserie ; ils paraissaient seulement ravis de croiser une étrangère, un peu comme les occupants de l’arche de Noé voyant revenir la colombe avec son rameau d’olivier dans le bec.
Jemma et Luc s’engagèrent sur les talons des deux Bulgares dans une allée qui s’enfonçait en sinuant au milieu des baraquements. Une nuée de gosses jaillirent des venelles transversales et grossirent en escorte agitée et bruissante. On apercevait, par l’entrebâillement des portes ou des fenêtres, des femmes vêtues de robes aux couleurs criardes, affairées devant des fourneaux en pierre ou accroupies près de tables basses, leurs chevelures enfouies sous un ample foulard. Assises autour de foyers où rougeoyaient les braises, des anciennes bavardaient entre elles en fumant des cigarettes ou des pipes, lâchant de temps à autre rires tonitruants qui ouvraient en grand leurs bouches édentées.
Ditmar et Valentin entrèrent sans hésitation dans une baraque plus grande que les autres, construite également avec des matériaux de meilleure qualité – pierres, poutres, huisseries et cheminées probablement récupérées dans les maisons et les immeubles démolis.
Les gosses suivirent Luc et Jemma jusqu’à la porte d’entrée, mais n’en franchirent pas le seuil. À l’intérieur, dans une première pièce au sol recouvert de plusieurs tapis, régnait une chaleur agréable diffusée par deux poêles dont les foyers laissaient échapper des lueurs rougeâtres. Un homme écarta une tenture et se dirigea vers Ditmar à qui il donna l’accolade. Il portait une veste chinée par-dessus une tunique au col brodé d’or, un pantalon bouffant, des chaussures à bout pointu ainsi qu’une toque en astrakan. Une barbe blanche soigneusement taillée encadrait son visage foncé, lardé de rides, criblé de minuscules cratères. Il ne cherchait pas à dissimuler, au contraire, le pistolet à la crosse nacrée glissé dans la large ceinture de tissu nouée autour de sa taille. Ses yeux noirs et farouches se posèrent tour à tour sur Luc et Jemma. Après une brève discussion avec Ditmar, dans une langue qui ressemblait au bulgare, il s’avança vers les visiteurs européens.
« Ditmar me dit que vous êtes les deux Français qui veulent traverser la Turquie et passer en Syrie…
— Je ne pensais pas que nous trouverions dans le coin quelqu’un qui parlerait aussi bien français », fit Luc.
Le Turc apprécia le compliment d’un sourire qui dévoila une dentition où se mêlaient à parts égales l’ivoire et l’or.
« Mehmet Okur, pour vous servir. Avant la guerre, j’étais professeur de français à l’université d’Ankara. Spécialiste de la période des Lumières, Diderot, Voltaire, Rousseau. La guerre a rasé le territoire turc. Et tous les pays musulmans jusqu’à la frontière pakistanaise, Arabie, Syrie, Jordanie, Yémen, Somalie, Éthiopie, Oman, Irak, Iran, Afghanistan. Il ne reste plus une seule université entre Izmir et Kaboul, entre Zonguldak et Aden, entre Mashhad et Addis Ababa. Les habitations et les villages encore debout sont régulièrement pillés. Seules les réserves pétrolières ont été épargnées, gardées par l’armée américaine aidée de quelques tribus. Nous n’existons plus, nous n’avons plus de gouvernement, plus aucun vestige de ce que nous appelions autrefois l’État. Mais je manque à tous mes devoirs… »
Il les invita à passer dans une deuxième pièce meublée de divans, de tapis, de tentures, de narguilés, de tables basses en argent, d’un poêle au tuyau rouillé et coudé, les pria de s’asseoir, frappa à trois reprises des mains, donna des ordres brefs à la femme qui s’était avancée et reprit la conversation là où il l’avait laissée :
« Des centaines de tribus et de clans se partagent maintenant le territoire. Nous en sommes revenus au nomadisme d’avant l’islam. C’était d’ailleurs le but des stratèges chrétiens : nous effriter, nous morceler. Les premiers triomphes nous ont rassemblés, la résistance acharnée des Européens a ressuscité nos vieux démons tribaux. Il faudra des siècles pour reconstruire ce qui a été détruit. Nous avons oublié un temps nos divergences pour nous rassembler, sunnites, chiites, ismaéliens, mais c’était une unité de façade, et l’islam mourra peut-être avant que nous puissions la reconstituer. Toutes les religions sont destinées à périr. Comme ceux qui les ont créées. Mais vous, qu’allez-vous chercher au Moyen-Orient ? »
Luc ne chercha pas à biaiser avec le vieux Turc. Il parla de la disparition massive des enfants en Europe, de la légende d’une armée enfantine qui serait en train de se constituer sur les terres syriennes, il expliqua que Jemma et lui-même, elle parce qu’elle avait perdu sa fille, lui parce qu’il désirait vérifier une hypothèse, avaient décidé de se rendre sur place afin de démêler la réalité de la légende. La femme revint avec un premier plateau où s’entrechoquaient des tasses et une cafetière d’argent. Elle le posa sur la table basse et se retira avec une discrétion d’ombre. Jemma ne se rappelait pas avoir humé une odeur de café aussi forte, aussi agréable, depuis les dernières vacances passées chez sa grand-mère à l’âge de sept ans. Mehmet Okur se carra dans son fauteuil, les sourcils froncés, le front plissé.
« Nos enfants disparaissent aussi, finit-il par dire d’une voix grave. Par milliers. Je ne m’imaginais pas que le même phénomène se produisait en Occident. Nous n’avons plus aucun contact avec le reste du monde. Plus de télévision, plus de téléphone. Même plus de radio. Nous sommes redevenus des chameliers, des cavaliers. Nous pensons que nos enfants sont enlevés par des tribus qui se livrent au moins noble des trafics : l’esclavage. Et nous essayons de veiller, de nous défendre. Il se peut également que Dieu nous envoie la pire des épreuves pour nous punir de notre fol orgueil. J’ai entendu parler de cette armée des enfants. La légende se propage de voyageur en voyageur. J’avoue que je n’y ai pas ajouté foi. Vous connaissez la réputation des Orientaux : toujours prêts à raconter de belles histoires. La réalité leur paraît trop nue, ils l’enjolivent de fioritures, d’arabesques. Le premier témoin, le seul d’ailleurs, aperçoit un enfant armé dans une ruine, le rapporte à un ami, qui parle déjà d’une bande à un troisième, qui en fait lui-même une cohorte, et ainsi de suite jusqu’à une immense armée… »
Une jeune fille apparut avec un deuxième plateau garni de pâtisseries qu’elle présenta à Jemma avec un sourire discret. Le foulard sombre noué sous son menton accentuait la rondeur et la blancheur de sa face. Ses yeux noirs et candides se dirigeaient sans cesse vers Valentin, assis aux côtés de Ditmar dans l’un des canapés.
« Pouvez-vous nous fournir des guides jusqu’à la frontière syrienne ? demanda Luc.
— Tout est prévu. Des bateliers prévenus par Ditmar m’ont contacté il y a trois jours. Je travaille souvent avec lui. Il m’apporte régulièrement ma part.
— Que faites-vous de l’argent ?
— Les Européens sont des infidèles, mais leur argent n’a pas d’odeur. Nous n’avons aucune difficulté à l’échanger contre des produits de première nécessité. Nous manquons de tout ici. Les poissons eux-mêmes se font rares. Nous n’avons pas d’eau potable : les nappes sont contaminées. Nous sommes obligés de la faire venir d’un puits distant d’une trentaine de kilomètres.
— Quels sont vos moyens de transport ?
— Nous disposons de vieux véhicules, camions, voitures et tracteurs, que nous entretenons tant bien que mal. Mais l’essence est de plus en plus chère, de plus en plus rare. Il ne nous restera bientôt que la marche à pied. Et le bateau, bien sûr, mais pour aller où ? Sur les côtes européennes ? Sur les côtes russes ? La terre ne donne plus d’herbe, nous ne pouvons pas élever de chevaux ni aucun autre bétail.
— De quoi vivez-vous ? »
Le vieux Turc versa le café dans les tasses. Jemma commença à manger la pâtisserie au goût de miel qu’elle avait prise dans le plateau. La chaleur diffusée par le poêle chassait l’humidité déposée dans ses vêtements et dans ses cheveux par le vent du large. Si elle avait pu s’allonger sur le canapé, elle se serait endormie en quelques secondes. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, elle était restée aux côtés de Luc sur le pont. Ils avaient assisté au déploiement du jour au-dessus de la mer Noire, d’abord à l’embrasement des nuages, puis au lent éclairement d’un ciel de plus en plus dégagé. Luc était pour une fois sorti de sa réserve, avait enfin parlé de lui, de son enfance dans une petite ville du Massif central, de ses engagements d’étudiant, de ses espoirs déçus, de son cynisme de jeune journaliste, de ses désirs jamais assouvis d’écrire un bouquin, de son mariage raté, de sa fragilité psychologique, de ses dépressions chroniques, de ses flirts avec la drogue, de l’éternelle insatisfaction qui l’avait poussé à chercher d’autres explications, à explorer de nouvelles voies, à multiplier les expériences hasardeuses, parfois dangereuses. Sa femme s’était peu à peu éloignée de lui. Elle se désespérait de ne pas avoir d’enfant. La faute n’en incombait ni à l’un ni à l’autre d’après les rapports médicaux, mais ils se rejetaient mutuellement la responsabilité de leur échec à coup de silences renfrognés et de soirées maussades. Elle disait qu’il pourchassait de nouvelles chimères parce qu’il n’avait pas pu rattraper les anciennes, qu’il se croyait coupable des cinquante millions de morts de la guerre, une pensée absurde, il n’avait qu’un an quand le conflit avait éclaté, les combats s’étaient arrêtés juste avant qu’il ne soit mobilisé, en quoi était-il concerné ? pourquoi refusait-il de vivre comme tout le monde ? Elle se trompait : même s’il n’avait pas participé à la grande boucherie, l’ombre de la guerre le hanterait, le tourmenterait jusqu’à ce qu’il ait trouvé une réponse satisfaisante, apaisante. La disparition des enfants lui était apparue comme un écho à l’extermination massive des recrues sur le Front Est. Il s’était consacré corps et âme à sa nouvelle enquête, à sa nouvelle quête, avec l’assentiment de son rédacteur en chef et de ses confrères d’abord, contre leur avis par la suite. Il avait connu ses premières démêlées avec les soldats du Christ Roi, qui lui avaient cassé le bras et l’avaient envoyé pour quelques mois à l’hôpital, mais il n’avait pas renoncé, au contraire : leur intervention, leur violence lui étaient apparues comme des jalons sur son chemin. Il avait perdu sa femme et son boulot en rentrant de l’hôpital, il avait vécu de divers expédients tout en poursuivant son enquête, en étudiant les religions et les autres courants spirituels dans les anciennes bibliothèques, les archives, les réseaux parallèles d’Internet, en interrogeant des centaines de familles qui avaient perdu un ou plusieurs enfants, en rencontrant les très rares voyageurs qui étaient allés au Moyen-Orient après le traité de Bratislava, en contactant les indicateurs infiltrés dans les mouvements évangéliques, pentecôtistes ou intégristes. L’un d’eux lui avait parlé de la descente qu’un commando venait d’effectuer dans une résidence Paul & Virginie. Chez une certaine Jemma Hourtin.
« Par chance pour nous, les Européens restent de gros consommateurs de haschisch et d’opium, reprit Mehmet Okur. La demande va même sans cesse croissant. Ici, sur les côtes de la mer Noire, nous sommes les derniers maillons de la chaîne. Nous écoulons vers la Bulgarie, la Roumanie, la Russie les productions venues d’Afghanistan et d’Iran. Ditmar est l’un de nos convoyeurs. Plus de deux cents autres travaillent pour nous. C’est notre unique ressource.
— Vous avez été contacté par d’autres Européens ?
— En dehors de nos partenaires bulgares, roumains et russes, vous voulez dire ? Quelques-uns. Ils n’étaient plus en odeur de sainteté dans leur pays. Ils cherchaient pour la plupart à gagner l’Extrême-Orient. Ils croyaient que, là-bas, ils pourraient bénéficier d’une autre chance, se ménager une nouvelle existence. Un leurre, je le crains. Bon nombre de Turcs sont revenus d’Inde ou de Chine avec un sac plein de déceptions, mais pas d’argent. Les populations indienne et chinoise sont trop nombreuses pour faire de la place aux étrangers, et les frontières de ces deux pays sont de plus en plus difficiles à franchir. En revanche, vous êtes les premiers qui demandent à être conduits au Moyen-Orient. »
Le vieux Turc les pria ensuite de lui parler des anciennes grandes nations de l’Europe de l’Ouest, la France, l’Angleterre et l’Allemagne principalement. Il ne se montra pas surpris d’apprendre qu’elles souffraient terriblement des suites de la guerre, que le chômage et la pauvreté y prenaient des proportions dramatiques, qu’elles perdaient peu à peu tous leurs acquis technologiques, les cerveaux ayant fui, avant ou pendant le conflit, vers des contrées plus clémentes, qu’elles mettraient beaucoup de temps à surmonter la crise, qu’elles ne s’en relèveraient peut-être jamais. Mehmet en conclut qu’il en allait ainsi de toutes les grandes civilisations, qu’elles étaient, comme les religions, destinées à péricliter, à périr : les Turcs avaient un temps dominé le monde, l’Europe de l’Ouest avait pris le relais après la bataille de Lépante, les États-Unis étaient devenus l’empire dominant après les Première et Deuxième Guerres mondiales, la Chine les supplanterait bientôt, la roue ne s’arrêtait jamais de tourner, d’est en ouest, suivant le mouvement du soleil.
« La vision cyclique, la perspective historique auraient dû nous enseigner l’humilité, mais l’homme est pétri d’orgueil, il s’estime l’égal de Dieu, il veut immortels les monuments érigés à sa gloire et les frontières de ses empires, il espère dompter la matière et suspendre le temps, il oublie qu’il est aussi éphémère qu’un insecte ou une fleur, un grain de poussière qui retournera à la poussière. »
La conversation se prolongea des heures dans la chaleur émolliente de la maison de Mehmet Okur. Des femmes bourrèrent de bûches le poêle central et servirent un ragoût de mouton épicé accompagné de quelques légumes et d’un pain rond.
« Où trouvez-vous de la viande de mouton ? demanda Luc.
— Il y a des troupeaux dans le centre du pays. Nous nous en procurons quand les affaires sont florissantes, et pour les grandes fêtes comme l’Aïd.
— Comment la conservez-vous ?
— Nous achetons les bêtes vivantes ainsi qu’un peu de fourrage, et nous les égorgeons sur place.
— Si je comprends bien, vous nous faites un grand privilège en nous offrant ce repas. »
Le Turc s’inclina.
« Vous êtes mes hôtes. »
Ils burent ensuite du café, bouilli dans son marc et toujours aussi fort, et fumèrent les narguilés dont la saveur ensorcelait le palais. Jemma baigna rapidement dans une agréable torpeur. Les femmes de tous âges qui passaient de temps à autre dans la pièce lui jetaient des regards appuyés, amusés, et se retiraient en abandonnant dans la pièce d’entêtants parfums. Jemma n’osa pas leur adresser la parole, ni demander à Mehmet Okur si elles étaient ses épouses ou ses filles. La journée s’étiola jusqu’au crépuscule, rythmée par les conversations, les cérémonies du café, des pâtisseries et des narguilés.
À la tombée de la nuit, les grondements de moteurs dominèrent le brouhaha du village de baraquements. Le vieux Turc se redressa, prêta l’oreille et déclara, avec un sourire :
« Vos guides sont arrivés. »